TIAGO RODRIGUES
MA GALERIE SONORE – JUILLET
MA GALERIE SONORE est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé la saison dernière. Entre septembre et juin, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup de cœur de trois œuvres audio ou émissions à l’écoute sur mascenenationale.eu et radioma.eu.
TIAGO RODRIGUES
MA GALERIE SONORE – JUILLET
MA GALERIE SONORE est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé la saison dernière. Entre septembre et juin, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup de cœur de trois œuvres audio ou émissions à l’écoute sur mascenenationale.eu et radioma.eu.
Acteur, metteur en scène et dramaturge, Tiago Rodrigues est une figure majeure du théâtre européen. Parmi ses oeuvres, on peut citer : By Heart, Antoine et Cléopâtre, Bovary, Sa façon de Mourir, Sopro... Après avoir dirigé le Teatro Nacional D. Maria II à Lisbonne, il est à la tête du prestigieux Festival d’Avignon depuis 2021.
LA
SÉLECTION
TATION
DE LA
SÉLEC
TION
Tiago Rodigues est né à Lisbonne. Il écrit et met en scène depuis le début des années 2000 des spectacles de théâtre dans lesquels il joue parfois. En 2014, il est nommé à la tête de l’un des plus anciens théâtres du Portugal, le Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne. Il dirige depuis 2023 le Festival d’Avignon.
Une façon de voir votre travail de metteur en scène pourrait prendre sa dimension sonore comme fil conducteur. By Heart, Sopro, même António e Cleópatra, votre écriture tend à rendre le sonore performatif. Il crée la réalité, il suscite l'imaginaire, par la parole en général, mais pas uniquement. Est-ce que ça vous semble pertinent comme lecture et quel est, de façon générale, votre rapport au sonore dans votre travail de création ?
Disons qu'il y a un rapport à l’imaginaire, mais aussi une méthode de travail. Au niveau de l'imaginaire, j'aime essayer de faire un théâtre d’évocation, un théâtre où la chose non présente, invisible, est évoquée. Souvent, c'est par la voix, par la parole, mais aussi par le son, que sont évoquées des présences sans les rendre visibles. J'aime cette idée d'évocation. Il y a une simplicité ou une économie de moyens sur scène qui font que ça n’est plus spectaculaire visuellement, mais davantage, peut-être, au niveau dramaturgique. Ça reste très théâtral mais avec une dimension de récit sonore très importante : les voix, la musique, les atmosphères sonores.
D’ailleurs, la personne qui fait le son du spectacle (que je considère comme un artiste à part entière, bien que ça ne soit pas un compositeur, mais plutôt quelqu’un qui dessine le son) est dans toutes les répétitions du début à la fin de la création du spectacle. C'est le seul créatif qui est toujours dans la salle lorsqu’on répète. Plus que les éclairagistes, plus que le scénographe, plus que la personne qui crée les costumes, c'est la personne du son qui est toujours là.
Du point de vue de la méthode, je fais régulièrement des répétitions où je ne fais qu'écouter, où je ne regarde pas, où je ferme mes yeux, et où je suis tout le spectacle en écoutant et en donnant autant d’importance à cette façon de « regarder » que lorsque j'ai tous mes sens disponibles. Ça souligne les notions de rythme, de son, d’atmosphère sonore, qui effectivement ne sont pas les choses les plus discutées de mes spectacles, mais qui sont pour moi des choses essentielles à mon approche et à mon imagination. Dans les rêves, j'ai plus de mal à voir qu’à écouter et j'ai tendance à entendre des morceaux de spectacles qui ne sont pas encore créé alors que si vous me demandiez à quoi ça va ressembler : je n’en ai aucune idée !
Le premier podcast que vous avez proposé est double. Il s’agit d’Inside Kaboul et Outside Kaboul de Caroline Gillet. En vous entendant parler de votre intérêt pour l’évocation de ce qui est absent, de ceux qui sont absents, j’ai envie de vous demander si c’est cette dimension qui vous a plu dans ces podcasts. Cette façon de faire apparaître ce pays, l’Afghanistan, ces parcours de vie, ces parcours migratoires, la situation des femmes, par la voix. Est-ce l’entrée par laquelle vous avez été pris par ces récits ? Ou bien y êtes-vous rentré comme la plupart d'entre nous : par l'émotion brute de ces témoignages incroyables ?
Comme la plupart des gens, je trouve que c'est un travail journalistique et dramaturgique incroyable. Je le trouve extrêmement bien écrit, c’est dramaturgique, romanesque. C'est un récit phénoménal dans lequel je suis d’abord rentré par l'histoire, par les émotions, les personnalités et les vies de ces jeunes afghanes amies à Kabul puis séparées. L’une étant restée alors que l’autre est partie en Europe (en Allemagne puis en France). Rapidement, j'ai découvert une autre couche : j’ai compris la puissance des voix et du son pour détruire des distances. Une façon d’approcher le son comme un outil de proximité, avec la capacité de nous la faire imaginer, à nous, qui n’en sommes que les témoins sonores. Y compris, d’ailleurs, les témoins de l'histoire d'une journaliste, en particulier dans Outside Kaboul où Caroline Gillet est amenée à une réflexion assez poussée sur ce journalisme citoyen, participatif, et sur les limites de ce qu'on peut faire avec le récit. Sur ce que ça a de frustrant en même temps que de magnifique.
Après, au-delà de la puissance du son, ça oblige à penser à la puissance des mots, du journalisme, de l'écriture, pour faire face aux troubles du monde. J’ai déjà réécouté toute la série plusieurs fois parce que la première fois, avec Inside Kaboul, j'ai écouté avec une forme d’avidité d'arriver à la fin, comme une série qu'on regarde entièrement en un seul jour. Alors j'ai dû y retourner pour pouvoir en digérer tous les détails et toute la qualité. Ensuite, pour Outside Kaboul, c'était comme retrouver de vieilles amies et comprendre que le temps continue à passer, la vie passe et on peut revenir sur les hiatus, on peut revenir sur les histoires, que l’on peut interroger le podcast lui-même. Cet aspect-là m'a énormément touché et m'a aussi beaucoup fait réfléchir sur les limites et les merveilles du théâtre.
Cette façon de connecter la création artistique et l’actualité, « les troubles du monde », c’est précisément au cœur de l’émission de Patrick Boucheron sur France Culture : Allons-y voir. Est-ce que c'est ça qui vous intéresse chez Patrick Boucheron ? Et lorsqu’on est un metteur en scène qui dirige des institutions culturelles (Théâtre National de Lisbonne, puis Festival d’Avignon), est-ce qu'on se heurte à des questions de cet ordre ? Des questions de liens entre sa pratique artistique et la société ?
Je pense que mon expérience à Lisbonne et maintenant cette énorme aventure qu’est le Festival d'Avignon, sont des expériences de responsabilité quant à la défense de ce que peuvent être les bénéfices d’un service public de la culture pour les gens, pour le bonheur qu’ils cherchent et pour la démocratie. Cette défense est parfois cachée derrière d’autres urgences d’actualité, mais ça reste l’une des grandes conquêtes de la démocratie que d’offrir la possibilité d'accéder à la culture et aux arts qui étaient historiquement exclusifs des riches et des aristocrates. L’accès à la culture et aux arts, c'est tout nouveau dans l'histoire de l'humanité, c'est tout récent l'idée que n'importe qui doit pouvoir y accéder. Alors défendre ce droit me paraît absolument contemporain, urgent et me semble toujours une promesse d'avenir, une conquête nécessaire dans beaucoup de pays. Beaucoup de peuples sont encore loin de pouvoir accéder à ça et dans ce sens-là, évidemment, à la tête du festival d'Avignon, je me sens aussi en train de contribuer à ça, à la construction d'une exception. Quand on parle d'exception culturelle française, je sais bien qu’en France, entre français, ça peut provoquer des controverses, mais quand on vient du Portugal ou d'ailleurs, quand on vient de Côte d’Ivoire ou du Mexique, cette exception est confirmée. Au travers de l'histoire de la décentralisation et de la démocratisation des arts et de la culture, il y a une exceptionnalité en France depuis la Seconde Guerre mondiale. Il faut revendiquer cette aventure, dire qu'elle est incomplète et imparfaite, mais absolument urgente et encore à poursuivre. De ce point de vue, je pense que les institutions doivent contribuer à une transformation de la société et que cette dimension ne peut pas être ni diminuée ni négligée. Je me bats pour ça.
Pour revenir à Patrick Boucheron la dimension historique est très importante à Avignon. Je vis l'histoire du festival, son patrimoine, comme une inspiration plutôt que comme une prison ou un poids. Aujourd’hui, nous sommes amenés à continuer cette construction, à interpréter à notre manière une partition historique, et c'était déjà le cas pour moi au théâtre national de Lisbonne qui, quand je suis arrivé, existait depuis presque 170 ans. Il s’agit donc d’essayer d'interpréter et d'actualiser une partition écrite depuis longtemps qui consacre que l’on doit avoir des bâtiments, des moments, des espaces, où cette chose qui peut paraître inutile, mais qui est finalement d'une utilité profonde, même si invisible, s'exprime et connecte les gens. Je pense qu'aujourd'hui, c’est absolument essentiel. En 1947, Jean Vilar crée le festival d'Avignon avec une envie de cohésion sociale à travers les arts d'une société polarisée dans la destruction post-guerre. Je pense qu'aujourd'hui, on n'est pas loin du même niveau d'urgence. Souvent, quand j'écoute Patrick Boucheron dans ce podcast ma passion pour l'évocation me fait évidemment trouver sublime cette façon de parler d'une image. D’ailleurs, je ne vais jamais chercher à la voir pendant l’écoute, seulement après. Pendant, je me fais une construction. Et c'est vrai que lorsque je finis par regarder l'image, j'ai les yeux pleins de son. Je trouve ce dispositif d'évocation absolument superbe. J’aurais voulu avoir ce geste de génie conceptuel, par exemple, pour un spectacle. Je suis salutairement jaloux de comment ce podcast a émergé. Et puis Patrick Boucheron a un tel talent pour toujours rendre actuel, pour prouver la pertinence de l'examen historique. D’une certaine façon, c’est l’inverse de ce que fait Caroline Gillet, qui élargit l'actualité depuis l'intime, le microscopique de la vie de deux femmes qui devient énorme. Avec Patrick Boucheron c’est la « grande histoire » qu’il amène à nous, à notre temps, à nos oreilles. Il amène avec, comme une possibilité d’interprétation personnelle pour laquelle on n'avait pas les outils avant de l'écouter. Je pense ça sur cette image parce que j'ai eu en contexte, on m’a partagé un imaginaire et c’est ça qui me permet de faire mon interprétation et de la rendre actuelle, de l'actualiser pour moi. La rigueur historique avec laquelle il fait ça nous pousse vers une vision de l'actualité. Et puis tout de même, ça a quelque chose d’un spectacle, une sorte de joie, l’écoute de Patrick Boucheron. Comme un spectacle virtuose d’éloquence et d’érudition.
Entretien réalisé par Adrien Chiquet avec Tiago Rodrigues
Juillet 2025
GALERIE
SONORE