MARS
MA GALERIE SONORE

MA GALERIE SONORE est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé cette saison. Entre octobre et juillet, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup-de-cœur de trois à cinq œuvres audio à l’écoute dans MA GALERIE. radioma.eu

MARS
MA GALERIE SONORE

MA GALERIE SONORE est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé cette saison. Entre octobre et juillet, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup-de-cœur de trois à cinq œuvres audio à l’écoute dans MA GALERIE. radioma.eu

2bcompany.ch

Auteur, metteur en scène et comédien suisse, il fonde en 2005 la 2b company, structure de production de ses propres créations, mais aussi du collectif Gremaud / Gurtner / Bovay.

Dans la saison, il présente avec Victor Lenoble Pièce sans acteur(s).

François Gremaud est auteur, metteur en scène et comédien suisse, il fonde en 2005 la 2b company, structure de production de ses propres créations, mais aussi du collectif Gremaud / Gurtner / Bovay. MA scène nationale a accueilli sa pièce Phèdre ! en 2019 et Conférence de choses en 2020. Cette saison, François Gremaud présente avec Victor Lenoble Pièce sans acteur(s).

Avant d’en venir à votre sélection de titres radiophoniques spécialement choisis pour MA galerie sonore, et puisque l’écriture et la mise en scène sont vos domaines de prédilection, pourriez-vous évoquer ce que représente pour vous la radio ? Quelle est votre relation à ce medium que certains considèrent comme un art à part entière ?
François Gremaud : Pendant très longtemps, la moitié de ma vie, la radio était pour moi juste un média d’information. On l’écoutait à la maison déjà, chez mes parents. Mais c’était soit les infos soit des entretiens, des choses comme ça. J’ai découvert le médium même à Bruxelles pendant mes études à l’INSAS (Institut national supérieur des arts du spectacle et des techniques de diffusion de la fédération Wallonie-Bruxelles) où l’on avait justement des cours de radio. Il s’agissait pour nous, étudiants, d’en prendre connaissance en s’exerçant au montage. Cela m’a révélé cet autre aspect, artistique, de la radio. Dans ce domaine, la pensée et les réalisations d’un grand homme du son, Yann Paranthoën, ont vraiment été des éléments déclencheurs. C’est pourquoi, je propose à l’écoute pour MA galerie sonore l’une des émissions qui lui sont consacrées. A travers lui, j’ai compris que la radio, au même titre que d’autres disciplines artistiques, pouvait être un art en soi, que l’agencement des sons en termes radiophoniques pouvait être considéré de la même façon que la musique. Cette découverte un peu tardive dans mon parcours, je l’ai faite en tant que metteur en scène, auteur de théâtre et non pas en spécialiste de ce médium. Néanmoins, j’y ai vu les espèces de parenté qu’il pouvait y avoir entre, par exemple, le montage radiophonique tel qu’en parle ce réalisateur et la façon que j’ai d’agencer les mots, entre autres à l’intérieur d’une pièce que j’ai écrite. Il y a bien sûr des différences dans ces approches mais aussi des éléments assez similaires dans la façon de tenter de les relier : pour faire sens, tout en laissant celui-ci circuler, disons pour lui auprès des auditeurs, dans mon cas, des spectateurs. L’écriture du montage est en fait assez proche dans ces deux types de pratiques. En tout cas, s’agissant de Yann Paranthoën, il y a vraiment plein de choses dans la façon qu’il a de raconter son art qui me font penser à la manière même dont j’aborde l’écriture, même si j’ai recours à moins de procédés techniques.

Vous donnez un exemple de rapprochement entre écriture, théâtre et radio, peut-on y voir un autre rapport ou lien dans votre prochain et bien étrange projet, Pièce sans acteur(s),  créé avec Victor Lenoble et accueilli à Montbéliard ? 
F.G. : Il est dit que l’on retrouve en effet un quelque chose du médium radiophonique dans cette pièce que nous allons présenter. Une pièce sans acteur, oui, puisqu’il n’y en a pas sur scène.

Mais pour des hommes de théâtre tels que vous, cette proposition n’est-t-elle pas un peu scandaleuse tout de même !?
F.G. : Absolument, c’est vraiment le pire des gestes que je pouvais imaginer ! Surtout pour moi qui ne cesse de répéter : le cœur du théâtre, c’est les interprètes alors que dans cette pièce, on les enlève ! En fait, il s’agit d’un autre geste, un peu iconoclaste, qui invite forcément à retravailler mon propre médium pour essayer de le comprendre, de le pousser dans ses retranchements, pour voir jusqu’où on peut aller. Dans cette pièce, il y a une vraie rencontre avec l’univers, disons « radiophonique ». C’est d’autant plus amusant que le dispositif même de ce spectacle, avec ses deux enceintes d’où s’échappent des voix, est né dans mon esprit alors que j’écoutais à l’INSAS, Lulu, le portrait radiophonique d’une femme de ménage de la Maison de la Radio réalisé par Yann Paranthoën dans un dispositif avec deux haut-parleurs. Je me rappelle aussi avoir été saisi par l’efficacité de ce système qui permettait l’apparition de tout un monde. Cette image est finalement réapparue dans notre Pièce sans acteur(s) bien que mon rapport à la radio reste celui d’un amateur. Je connais peu finalement cette facette plus artistique mais paradoxalement, je la trouve vraiment extraordinaire et très reliée à ce qui m’intéresse beaucoup au théâtre : une espèce d’économie de moyens où tout ce que l’on soustrait à certains sens devient ce qu’on autorise à l’imaginaire. Je fais un peu ce même geste au théâtre où j’enlève énormément de choses pour essayer de me concentrer sur un élément essentiel, une histoire, et j’ai l’impression que plus je fais ce geste, plus l’imaginaire du spectateur est sollicité, de là émergent plus de choses possibles.
Pièce sans acteur(s) est née de l’idée, un peu absurde au départ, de Pierre Lenôtre avec lequel j’ai co-écrit ce spectacle : écrire une pièce sans comédiens. Cela s’est imposé ensuite comme un jeu, une sorte de défi partagé. La proposition même a induit le dispositif scénique et la nécessité d’utiliser des haut-parleurs. Ce n’était pas un désir de nous rapprocher de la radio, même si cela nous a en partie conduit vers elle. Avec quelques différences. Les retours publics qui nous sont faits témoignent de ces phénomènes. Les gens ne cessent de regarder les enceintes immobiles qui ne font rien sinon épuiser du son. Elles ont sur scène une présence particulière. Et l’écoute est différente de celle qu’on peut avoir chez soi avec la radio. En revanche, avec l’ingénieur du son, nous avons pris beaucoup de soin et beaucoup travaillé à trouver les qualités et la justesse de son nécessaires à ce projet. 

Pouvons-nous aborder les émissions que vous proposez à l’écoute ? Pour commencer, pourquoi avez-vous choisi un entretien avec le philosophe Clément Rosset ?
F.G. : C’est un philosophe qui a mis en mots des choses sans doute déjà sensibles en moi. En le lisant, cela m’a permis je crois de les comprendre beaucoup mieux.  Il y a chez lui, trois grands concepts qui m’accompagnent sans cesse dans mon travail comme dans ma vie. Le premier est le réel. Sa façon de « comprendre le réel comme tout ce qui compose ce qui est » m’a permis de le distinguer du « double » que l’on a tendance à construire parfois, parce que le réel nous semble insupportable. Cette perception du réel a complètement modifié ma façon de faire. Si je fais toujours appel à l’imaginaire du public dans mes spectacles, je ne cesse de montrer le réel de la chose en train de se faire. Dans Phèdre ! par exemple, on peut tout imaginer, et précisément ce que raconte le texte, mais sur scène, ce que l’on voit, c’est toujours le comédien Romain Darole en train de fabriquer la chose. A partir du moment où l’on considère le réel selon la compréhension qu’en donne Clément Rosset, notamment dans Le Réel et son double, comme étant composé exclusivement d’éléments uniques et singuliers, celui-ci prend toute sa valeur. Alors que l’on a tendance, dans nos constructions doubles du monde, à l’évacuer ou à l’oublier. Avoir conscience qu’« il n’y a jamais rien d’autre que ce qui est » donne une valeur infinie au réel et à notre présent. Cela m’a permis d’appréhender le réel avec plus de soin, de respect, d’admiration etc., ce qui change tout. 
Le deuxième concept est l’idiotie, du grec ancien idiôtês qui signifie singulier et unique. Cela dédramatise ma relation à ce que je fais. Comme dans les œuvres de Marcel Duchamp, ou quand il parle de pouvoir se débarrasser du poids du sérieux, de passer par l’humour pour inventer ou faire du nouveau dans un geste profondément joyeux. C’est paradoxal mais ça n’est pas parce que c’est idiot que ce n’est pas intelligent ! Enfin, la troisième source que j’ai retenue chez Clément Rosset, c’est la joie qu’il nomme la force majeure. Comprendre que celle-ci est plus forte que l’existence et peut la contenir. Depuis l’enfance, je suis joyeux de vivre même si je peux me sentir parfois coupable car je suis aussi très conscient de la tragédie et du désastre absolu du monde dans lequel nous vivons. Ce n’est pas y être indifférent que de tenter, dans mon travail et sur scène, de mettre de la joie en partage. Comme le dit Gilles Deleuze, je considère cela comme un geste de résistance. Pour conclure, voilà ce que je dois à Clément Rosset : trois concepts – le réel, l’idiotie et la joie – devenus pour moi trois outils fondamentaux qui me permettent de formuler les ressorts de ma démarche.

Vous proposez un autre type d’écoute avec la proposition de Georges Perec qui est une sorte de recherche. 
F.G. : C’est une figure qui m’intéresse énormément, en particulier parce que j’adore la démarche de l’Oulipeau, tout ce travail de la contrainte, comme se dire : on va écrire un livre sans la lettre e. Ou, comme pour Victor Lenoble et moi : on va faire une pièce sans acteur. Dans Tentative de description de Choses vues au Carrefour Mabillon le 19 mai 1978, Georges Perec énumère et décrit oralement durant 6h les véhicules et les personnes qui circulent autour de lui. Preuve que décider, faire des choix aussi absurdes, « idiots », et s’y tenir permet l’apparition d’œuvres auxquelles on n’aurait jamais pensé ou qu’on n’aurait jamais cru possibles. C’est pour cela que j’aime autant Georges Perec. Outre le fait que cette pièce radiophonique me fait voyager dans le passé, elle permet à l’auditeur que je suis de rêver au moment où je l’écoute. Perec dit ce qu’il va faire sans pour autant savoir ce que cela peut permettre ou produire chez ceux qui l’écoute. C’est comme si j’assistais à un moment du temps qui n’existera jamais plus, juste parce qu’il avait décidé de ce geste et de l’enregistrer. Il fait œuvre avec le réel, avec ce qui est, il le considère avec affection, comme dirait Clément Rosset, parce que, comme pour Duchamp ou Paranthoën également, agencer du réel, c’est le début possible de l’art. Et cela m’émeut profondément. Quelque chose apparait, se construit et finit par faire œuvre, avec en plus les petits précipités de réel absolument charmants et poétiques énoncés par Claude Piéplu dans cette pièce. Cela dit quelque chose de très fort de cette époque-là. Ce qu’il y a de joli avec le medium radio, tant que nous avons des archives accessibles, c’est qu’il permet d’entendre ces œuvres, ce n’est pas le cas avec le spectacle vivant. Le fait de pouvoir réécouter ces émissions aujourd’hui donne un autre sens encore à la radio, une autre couleur aussi, en plus de l’émotion d’entendre la voix de Perec. La radio réveille en moi de multiples sensations et ouvre une place particulière à l’imaginaire.

Vous avez également retenu un entretien avec Marcel Duchamp datant de 1960 qui est particulièrement consacré au ready-made. 
F.G. : J’aime vraiment l’histoire de cet homme qui a changé l’histoire de l’art en étant un blagueur. Et cela me semble important à rappeler. Il s’agit là-aussi de faire avec le réel, en décalant un tout petit peu les choses, avec un geste d’une grande économie. Marc Augé parle de cet art du décalage qui me parle aussi de mon travail. Toujours chercher le juste décalage pour appréhender les choses encore autrement, ne jamais cesser de fouiller toutes les dimensions possibles d’une chose. Un peu comme Perec dans la durée de sa pièce tente d’épuiser ce qui se passe dans la rue, essayant aussi, sur un mode naïf, d’élargir les territoires possibles de nos façons de penser. Duchamp avec son urinoir sur un socle d’exposition, nous a invité à changer fondamentalement nos façons de penser, à la recherche d’autres manières possibles. Chercher à remettre en question nos points de vue, bouleverser nos facultés d’appréhension et de compréhension du monde, me semble vraiment passionnant, en particulier lorsque cela passe par une « idiotie » absolue.

Vous auriez souhaité proposer un autre programme de Paranthoën, c’est-à-dire Lulu qui n’est pas accessible à l’écoute. Vous avez donc choisi une autre émission avec lui. 
F.G. : Lulu m’a fait comprendre les possibles artistiques de la radio mais cet entretien est très riche aussi, en particulier lorsqu’il explique sa démarche. Quand Yann Paranthoën se lance dans une œuvre radiophonique, il n’a pas de script préalable, pas d’idée préconçue, il part à l’aventure. Ce geste m’est familier. Partir à l’aventure d’une œuvre, c’est précisément ce que je fais et aussi avec Victor dans Piece sans acteur(s). Entendre ce réalisateur parler de cette prise de risque, de ce geste très touchant et salutaire ainsi que de sa confiance envers l’intuition, le hasard et l’imprévu montre d’autres façons d’appréhender le monde et d’inventer qui me fascinent. Sans compter son attention à la place qu’il laisse aux auditeurs, celle d’une immense liberté. Et puis il y a sa conception de la récolte et du montage. Je me sens vraiment proche ce qu’il décrit.

Jusqu’à présent, dans le cadre de cette carte blanche pour MA galerie sonore, il n’y a pas eu de pièce théâtrale adaptée pour la radio, vous n’en proposez pas non plus ? 
F.G. : Quand on m’a confié cet exercice de programmation d’émissions, je trouvais cela passionnant, mais nous manquons souvent de temps. J’ai vraiment répondu à la proposition qui m’était faite de choisir des choses éclairant aussi mon travail plutôt que des coups de cœur. Et j’aimerais beaucoup aussi pouvoir travailler à une vraie adaptation pour la radio, je pense surtout à Phèdre ! dans ce cas de figure, mais jusqu’à présent cela ne s’est pas fait. Du coup, j’ai beaucoup hésité pour finaliser cette liste et trouver quelque chose autour de mes pièces et mon parcours en plus des émissions que nous venons d’évoquer car je n’étais pas tout à fait satisfait surtout en termes radiophoniques. Finalement, j’ai retrouvé une version courte audio réalisée pour la Manufacture de Lausanne d’une pièce, Aller sans savoir où, que je ne pensais pas avoir. 
Il s’agit donc d’une « réduction » de près de 24 minutes d’un spectacle que je joue, un solo, dans lequel je tente de « raconter » ma manière de procéder lorsque je me lance dans un projet. Je crois que cela a à voir avec tout ce que nous nous sommes dit, et à part Yann Paranthoën, je cite dans ce solo toutes les autres personnalités présentes dans cette liste (Marcel Duchamp, Clément Rosset et Georges Perec).

Entretien réalisé par Irène Filiberti avec François Gremaud
Mars 2024

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