JUDITH BORDAS ET ANNABELLE BROUARD
MAI
MA GALERIE SONORE
MA GALERIE SONORE est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé la saison dernière. Entre septembre et juin, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup de cœur de trois œuvres audio ou émissions à l’écoute sur mascenenationale.eu et radioma.eu.
JUDITH BORDAS ET ANNABELLE BROUARD
MAI
MA GALERIE SONORE
MA GALERIE SONORE est un espace virtuel dédié à l’art radiophonique lancé la saison dernière. Entre septembre et juin, des personnalités, réalisateurs et réalisatrices, artistes et radios complices proposent une sélection coup de cœur de trois œuvres audio ou émissions à l’écoute sur mascenenationale.eu et radioma.eu.
Judith Bordas est autrice, réalisatrice de créations sonores et dramaturge. Formée à l'ENSATT de Lyon, elle explore la fiction et le documentaire sonore. Ses œuvres, diffusées sur France Culture, RTBF et RTS, sont souvent primées en festivals.
Elle crée avec Annabelle Brouard la création sonore La Cabine du vent, produite par Radio MA, qui sera présentée à MA en mai et juin.
Annabelle Brouard est réalisatrice sonore pour la radio et le théâtre, ainsi que metteuse en scène. Formée à l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre, elle explore le documentaire radiophonique à France Culture et Arte Radio.
Elle crée avec Judith Bordas la création sonore La Cabine du vent, produite par Radio MA, qui sera présentée à MA en mai et juin.
TATION
DE LA
SÉLECTION
Judith Bordas et Annabelle Brouard travaillent ensemble à la création de documentaires et de pièces sonores diffusés sur différentes plateformes (Radio France, RTBF, théâtres et espaces numériques). Leurs réalisations croisent et entremêlent subtilement les questions humaines, sociales, avec les enjeux de la création sonore contemporaine.
Une certaine proximité relie la thématique de votre création La Cabine du vent avec le podcast qui ouvre votre sélection, dont c’est probablement la création la plus « littérairement » écrite, la moins frontalement documentaire.
La présence de la mort, de ce qui reste de nos morts auprès de nous, est-ce cela qui vous touche dans ce travail d’Anne-Line Drocourt ?
Annabelle Brouard : En fait, on a surtout choisi des entrées assez différentes, sans chercher de thématique commune. Nous avons plutôt sélectionné des choses dont le travail sonore, la narration, nous parlaient et nous nourrissaient.
Judith Bordas : La Cabine du vent est une création sonore, et on a proposé des œuvres qui résonnent avec beaucoup de curseurs différents de ce que l'on fait, de ce que l'on a fait ou de ce que l'on a envie de faire dans notre travail de recherche. En l’occurrence, pour La Mort de Madame S., on ne l’a pas choisie pour la thématique, mais bien pour illustrer le travail d’une autrice qu’on apprécie particulièrement. Pour ce qui est de l’écriture, le documentaire, c'est toujours une forme de fiction : on raconte une histoire en faisant des choix. Ce que l'on aime particulièrement dans ce travail, c'est qu’Anne-Line Drocourt est une autrice qui met au même niveau dans la création sonore l’écriture textuelle, le travail électroacoustique, la composition rythmique et même sa propre voix. Elle ne s’en tient pas à raconter une histoire, elle travaille sa voix, et on ne sait pas vraiment si c'est un personnage, ou si c'est elle qui raconte. C'est une sorte d’écriture multiple, des petits mondes tout emmêlés, à la fois une fiction et l’histoire réelle, pendant le confinement, de la mort d’une de ses voisines.
Annabelle Brouard : Personnellement, j’aime beaucoup l'attention qu’elle porte aux souffles, aux silences. Et puisqu'on cherchait des documentaires ou des émissions de création sonore qui nous avaient nourries pour notre travail, directement ou indirectement, eh bien, cette manière de faire en fait partie.
Judith Bordas : C'est important aussi de souligner que c'est une auto-production. Elle ne s'inscrit pas dans une ligne éditoriale calibrée avec un minutage, un certain temps d'écoute et un rythme normé. Ça limite un peu les possibilités de diffusion, mais il y a une liberté d'écriture qui est préservée, et ça permet aussi des objets un peu ovnis, comme celui-là.
Annabelle Brouard : Effectivement, contrairement à d’autres créations de notre sélection où l’on sent davantage le cadre plus « resserré ».
Les deux productions suivantes peuvent apparaître plus « conventionnelles » dans leur format, sans que cela n’enlève rien à la force de leur propos. Ce format très documentaire est-il un axe de travail important pour vous ?
Judith Bordas : Là aussi, il y a plusieurs niveaux qui me touchent. Il y a toute la dimension de récolte, de témoignages, où elles donnent le micro aux protagonistes, ce qui, Annabelle et moi, nous intéresse beaucoup dans notre propre pratique. On a pu expérimenter cela, par exemple, dans des foyers d’aide sociale à l’enfance. Il s’agit de créer des objets sonores qui restent le récit d’une réalité, mais aussi une subjectivité au travers de l’écriture qui est la nôtre, et un espace pour les personnes rencontrées, où elles peuvent venir déposer une histoire. Elles peuvent être actrices de quelque chose, d’un récit : pas simplement par notre manière à nous de le percevoir, mais avec leurs propres mots, avec leur propre façon de s’emparer d’un micro. Et donc, en même temps que nous sommes en train de travailler, on forme des personnes à l’enregistrement sonore, on donne un peu de nos outils, et on évite de se contenter d’être un œil extérieur qui vient consulter ou observer une parcelle de vie sur un temps restreint.
Caroline Berliner fait ça dans Être, venir, aller. C’est un documentaire que j’aime beaucoup pour un moment très particulier, un moment de radio hyper fort. Ça se passe dans un lieu qui accueille des mineurs étrangers en provenance de tous les territoires. À un moment, une jeune fille est questionnée, et on lui demande où elle était avant d’arriver en Belgique. Elle répond, mais sa réponse ne semble pas très claire à Caroline Berliner, qui lui redemande où elle était avant d’arriver ici. Et là, il y a un silence qui est un peu plus long qu’un silence normal. Et ça, c’est de la construction, c’est de la fiction. Mais en vérité, cette fiction raconte un moment de vertige, à la fois pour cette jeune fille – sans doute incapable de dire où elle était avant (peut-être pour des raisons traumatiques ou autres) – et pour la personne qui est en train de lui tendre un micro, et qui sent, à ce moment-là, qu’il se passe quelque chose. L’enjeu de l’écriture à l’intérieur du documentaire est très subtil pour pouvoir restituer, par le silence, ce qui se joue pour ces mineurs sur le territoire belge. C’est un choix dramaturgique qui déforme un peu le réel, puisque ce silence est beaucoup trop long, mais qui, en fait, vient le révéler et le raconter. C’est, en quelque sorte, pour ce silence que j’aime beaucoup ce documentaire.
Annabelle Brouard : La Cabine du vent est réalisée avec des personnes de Montbéliard, mais cette fois-ci, on n’a pas travaillé de cette façon, avec cette transmission d’outils. On a eu un autre rapport avec les rencontres, qui ont eu lieu lors de temps d’atelier. Alors même si ça nourrit effectivement, et généralement, notre approche, dans La Cabine du vent, ce n’était pas le cas.
Ce qui peut laisser penser que ça se rapproche un peu plus de votre troisième proposition, La Beauté cachée d’Élise Andrieu, où l’on sent davantage une démarche volontaire de la part des gens que l’on entend, venus témoigner dans un cadre prévu pour cela.
Annabelle Brouard : Alors, je pense qu’on aurait pu choisir plein d’autres documentaires d’Élise Andrieu, mais c’est celui-ci qui est venu. En tout cas, c’est sa démarche et son attitude documentaire qui me touchent beaucoup. C’est quelqu’un qui a toujours un regard, une écoute, une attention… J’ai eu la chance de travailler avec elle, et donc je l’ai vue faire, et elle a réellement cette écoute extraordinaire qui fait advenir la parole. Elle est fascinante parce qu’elle décale tout le temps, elle n’est jamais frontale, elle va toujours passer par des questions un petit peu sur le côté, et grâce à ça, elle laisse une immense place à l’autre. Voilà quelque chose qui peut me parler énormément quand je suis moi-même dans la rencontre. J’ai parfois comme une petite voix qui me dit : « comment elle se placerait, elle ? ».
C’était d’autant plus présent sur ce projet-ci, où on a rencontré des personnes qui venaient effectivement volontairement à des ateliers. Des personnes qui connaissaient le sujet, mais qui étaient dans une phase tranquille, pas en plein deuil, mais dont les histoires nous ont quand même parfois submergées. Il s’agit alors de trouver comment poursuivre le lien, de trouver une manière de continuer à parler.
Au-delà du cadre très contraint de Radio France, ce que je voulais partager, c’est vraiment cette attitude documentaire, cette façon de ne pas se contenter d’un récit et de multiplier les approches au sein même de son écriture… Par exemple, je suis hyper touchée par le moment où la petite fille dessine et où, alors qu’on pourrait se dire que c’est une énième parole d’enfant…, elle réussit à en faire un moment de grâce. Et par ailleurs, c’est quelqu’un qui ne craint pas d’être silencieuse face à l’autre, et je trouve que c’est vraiment très important.
Judith Bordas : Ça rejoint plein de discussions qu’on a, avec Annabelle, sur cette juste distance par rapport aux personnes enregistrées. Il faut que ça ait du sens pour elles, qu’on ne soit pas en train de venir piller une histoire, de chercher absolument à hameçonner quelque chose. Il faut que ce soit plus que ça. Ça s’entend quand quelqu’un vit quelque chose au moment de l’énonciation, ça s’entend quand le corps dépose quelque chose, quand il y a un souffle.
On pourrait penser que la quatrième production de votre sélection a un lien thématique avec votre travail (la maladie), mais c’est probablement un peu simpliste, et là encore, ce sont des questions formelles, d’écriture, de poétique sonore, qui vous lient à ce travail de Clara Alloing ?
Judith Bordas : Ce que j’aime beaucoup, ce qui m’a vraiment beaucoup touchée lorsque je l’ai écoutée, c’est qu’alors qu’il y a énormément d’écritures à la première personne aujourd’hui – ces récits d’expériences individuelles, avec une sorte d’auto-analyse, de regard sur soi – celle-ci parvient à être très forte. Elle restitue ce récit au présent, et peut-être parce que ça a été tellement fort à vivre, quand elle le raconte, on est traversé par ces différentes expériences.
Ça tient aussi sans doute à une forme de direction d’acteur, de direction dans la manière de raconter. Je ne sais pas comment ça a été fait, mais j’ai un peu échangé avec l’autrice, et je sais que ça a été fait très rapidement. C’est très nu : une voix, quelques éléments électroacoustiques, très peu de choses. Et je trouve aussi très beau l’angle qui est choisi.
Parce qu’en réalité, on ne parle jamais du trauma de l’après, quand, en l’occurrence, une chimiothérapie s’est bien passée et que la personne est vivante. Qu’est-ce qu’on fait quand on est vivant après avoir traversé une telle aventure, une telle expérience limite pour le corps ?
Pour ces deux raisons – la force de ce récit au présent et cette sobriété – je trouve que c’est un documentaire incroyable.
Annabelle Brouard : Je n’ai malheureusement pas entendu l’ensemble de la pièce, mais l’extrait auquel j’ai eu accès trouvait effectivement un espace bien à lui dans cette façon de faire storytelling que l’on entend beaucoup.
Judith Bordas : D’une certaine façon, peut-être que ce qui relie toutes ces formes, c’est que ce sont des récits sensibles, avec des angles très fins, et qu’à chaque fois, la question du rythme de la création vient rencontrer la fragilité du sujet.
Ce sont des formes où les choses sont tressées ensemble, où on ne peut pas différencier le traitement du sujet, l’abord de la personne, la manière dont on l’a enregistrée, la manière dont on travaille les rythmes avec cette matière…
Puisqu’au final, c’est ça qui nous touche dans ces formes-là, et que ce sont des questions qui résonnent beaucoup avec celles qu’on se pose en permanence, à toutes les étapes de notre propre travail.
Entretien réalisé par Adrien Chiquet avec Judith Bordas et Annabelle Brouard
Mai 2025